Liaison, le journal de l'Université de Sherbrooke, 13 juin 2002

Doctorat d’honneur au Prix Nobel Walter Kohn
Un survivant de l’Holocauste honoré là où il fut jadis exilé

SOPHIE VINCENT

Il y a de ces hommes et de ces femmes dont le chemin de vie semble issu d’une saga romanesque. Le professeur Walter Kohn, à qui l’Université décernera un doctorat d’honneur à la collation des grades du 15 juin, est l’un de ceux-là. Survivant de l’Holocauste, prisonnier de guerre exilé dans un camp d’internement à Sherbrooke en 1941, récipiendaire du prix Nobel de chimie alors qu’il est physicien; la vie de Walter Kohn est jalonnée de coïncidences et d’événements extraordinaires.

Originaire d’Autriche, Walter Kohn a échappé à l’Holocauste grâce aux autobus dépêchés par le gouvernement anglais en 1939 pour sauver du massacre plus de 10 000 enfants juifs. Le jeune Kohn, alors âgé de 15 ans, ainsi que sa sœur aînée sont arrachés à leur milieu occupé par les Nazis; ils ne reverront jamais leurs parents ni leurs professeurs, qui seront victimes de l’extermination.

Dans une courte autobiographie écrite lors de son obtention du prix Nobel en 1998 1, Walter Kohn raconte comment sa sœur et lui ont été chaleureusement accueillis par la famille d’un éditeur juif en Angleterre, avec qui son père entretenait des relations d’affaires. Son désir était alors de s’installer en Angleterre, de devenir fermier et d’apprendre le maniement des armes dans la perspective d’une guerre imminente.

Sa vie prendra un tout autre cours. Il survit à une grave méningite qui l’affaiblit pendant plusieurs mois. Il profite de sa convalescence pour se concentrer sur les mathématiques, la chimie et la physique dans un collège de campagne.

En 1940, Churchill ordonne que soient arrêtés tous les étrangers d’origine allemande ou italienne, considérés comme des ennemis potentiels. Walter Kohn est alors emprisonné dans des camps britanniques et poursuit son apprentissage des sciences grâce aux livres que lui transmet son école et des cours offerts aux internés. En 1941, il est transféré au Québec dans un camp d’internement à Trois-Rivières, puis au camp de Newington à Sherbrooke, aménagé dans les anciens ateliers du chemin de fer Québec Central, rue Bowen Sud.

Cette page de l’histoire de Sherbrooke est peu connue des Sherbrookois. Dans une causerie prononcée à Sherbrooke en 1947, Jules Verlaeckt, qui avait été administrateur du camp de Newington, raconte que le gouvernement canadien avait été pris au dépourvu, et que le camp d’internement improvisé n’était pas prêt à accueillir aussi rapidement autant de "prisonniers". Au cours des mois suivant l’arrivée des réfugiés, des efforts importants sont faits pour améliorer leurs conditions de détention : "Nous sommes au début de 1942, raconte Jules Verlaeckt. Le gouvernement décide de construire des baraquements et de créer des ateliers de travail dans les deux grands bâtiments servant de logis. Vers le milieu de l’année, les baraquements sont prêts et les internés en profitent pour commencer à travailler le bois, réparer des chaussures, etc. Ils travaillent quatre heures par jour et gagnent 20 sous par journée de travail. Cet argent, payé sous forme de jetons, leur permet de s’acheter quelques douceurs à la cantine […]."2

Plutôt que d’acheter des gâteries, Walter Kohn économise soigneusement son maigre salaire de 20 sous par jour pour commander des livres de mathématiques et de physique pour poursuivre ses études.

"J’ai rencontré Walter Kohn pour la première fois à l’Université de Paris en 1980, relate le professeur André Bandrauk, qui est devenu un ami intime du physicien. En passant devant mon bureau, il me lance : "Est-ce vous le jeune homme de Sherbrooke? Laissez-moi vous raconter une histoire…" C’est comme ça qu’il m’a raconté son parcours et comment il s’était retrouvé prisonnier au camp de Newington. Il m’a dit alors que les Canadiens avaient été très gentils et que des professeurs offraient des cours aux réfugiés emprisonnés. C’est un de ses professeurs, qui a rapidement été impressionné par son talent pour les sciences, qui l’a aidé à sortir du camp."

En 1942, Walter Kohn est relâché et accueilli dans la famille du professeur Bruno Mendel à Toronto. "À ce moment-là, je voulais étudier l’ingénierie plutôt que la physique pour pouvoir venir en aide à mes parents après la guerre. La famille Mendel m’a mis en contact avec le professeur Leopold Infeld qui s’était installé à Toronto après plusieurs années de travail auprès d’Einstein", explique Walter Kohn dans son autobiographie. Après discussion, le professeur Infeld constate que la véritable passion du jeune Kohn est la physique, et le recommande au prestigieux et rigoureux programme de mathématiques et de physique de l’Université de Toronto, lui promettant que ce diplôme lui assurera un aussi bon avenir que l’ingénierie. Puis les événements s’enchaînent : durant sa scolarité de baccalauréat, Walter Kohn entre dans l’armée et débute ses recherches en physique. En 1946, à la fin de la guerre, il obtient prématurément son diplôme de baccaulauréat en reconnaissance de ses services rendus au pays dans le domaine des mathématiques appliquées. Il compense par des cours de maîtrise intensifs et une thèse inspirée de ses travaux de recherche dans l’armée. Sa maigre fortune compromet son avenir scientifique, mais ses efforts et des appuis lui permettent de décrocher une bourse de doctorat à Harvard.

Ses études ont assuré à Walter Kohn une brillante carrière. Devenu citoyen américain, il a contribué au développement de la théorie de la densité fonctionnelle qui a révolutionné l’étude de la structure électronique des atomes, des molécules et des matériaux solides en physique, en chimie et en science des matériaux. Sa contribution innovatrice à la chimie quantique lui vaut en 1998 d’être corécipiendaire du prix Nobel de chimie avec John Pople. "En effet, en joignant leurs efforts, les deux lauréats ont apporté une contribution importante à la solution d’un problème pendant longtemps impossible à résoudre : appliquer les lois de la mécanique quantique mises en évidence dans le domaine de la physique à celui de la chimie. […] Selon l’Académie royale des sciences de Suède, les travaux de M. Kohn, menés dans les années 60, ont permis de simplifier les calculs très complexes de la chimie quantique, en montrant "qu’il n’est pas nécessaire de considérer le mouvement de chacun des électrons, mais qu’il suffit de connaître le nombre des électrons qui, en moyenne, se trouvent à chaque point d’un espace donné", soulignait en 1998 l’Agence France-Presse 3.

Professeur de physique théorique au campus Santa Barbara de l’Université de Californie (UCSB) depuis 1979, Walter Kohn savoure maintenant une retraite bien méritée, se consacrant encore à certains travaux de physique, à la vie communautaire et à la découverte de la littérature française (il est un fervent francophile). Lorsqu’il a reçu le prix Nobel en 1998, il avouait consacrer une petite demi-heure par semaine à la pratique du patin à roues alignées le long de la côte Pacifique… Pas mal pour un retraité de 75 ans!


  1. KOHN, Walter, Autobiography, Nobel e-museum : www.nobel.se/chemistry/laureates/1998/kohn-autobio.html.
  2. VERLAECKT, Jules, "Les Allemands au camp d’internement à Sherbrooke (1940-1946)", Les Mardis du Soupirail, 29 janvier 1947, p. 4.
  3. BISCHOF, Vilem, "Un mariage heureux entre chimie et informatique", La Presse, Montréal, 14 octobre 1998, p. A17.

Walter Kohn, professeur de physique au campus Santa Barbara de l’Université de Californie et Prix Nobel de chimie en 1998, recevra un doctorat d’honneur à la collation des grades de la Faculté des sciences le 15 juin à la Salle Maurice-O’Bready. Il prononcera également la première d’une série de conférences qui portera son nom au Département de chimie, à 15 h 30 le 14 juin, à la salle D7-3016.